Le point de vue du cafard volant

Bourbon Street Blues ( – Douglas Sirk superviseur de Hans Shoenherr et Tilman Taube 1978)


Une grille serrée de personnages tendus et exténués par les fantasmes alcoolisés et consciemment désuets de Tennessee Williams.

Chacun reste piégé dans son monde comme dans les toiles d’araignées d’une chambre mal nettoyée. Tous se trouvent dans un monde arraché au bonheur. Dans ce monde les rêves sont brisés, le sordide domine et la magnificence de jadis est rentrée, enfouie, secrète, perdue dans des vapeurs d’alcool et et des blues de l’ouverture / fermeture du film dans lequel il y a seulement du théâtre qui englobe la totalité du Réel et donc devient du cinéma en tant qu’essai d’une école de cinéma allemande au tournant des années 1980 renouant avec la splendeur écrasée et ettouffante du Kammerspielfilm des années 1920.
Dans le théâtre d’oiseaux morts, de figures humaines en lambeaux dépenaillées, de kakerlacken écrasés, de néons exterieurs l’image pieuse de la Vierge voisinne avec le cafard écrasé. C’est plus globalement le monde qui se trouve écrasé à l’intérieur comme à l’extérieur entre des murs étroits et des relations viciées, Douglas Sirk en est le témoin hautain et superbe dans sa position de souverain désengagé se brûlant nonchalamment la rétine aux lumières des projecteurs ou bien en versant quelques larmes d’acide.

Le film-monde écrasé se compose en système de couches de peinture appliquées avec différentes tailles de pinceaux lumineux, spatiaux et humains correspondant au projet d’adaptation surchauffée. Ce système donne un résultat expérimental en laboratoire matérialisant le “hiéroglyphe de la valeur” laissant les êtres et les choses essorés  et laissés dans un non-lieu vide de sens ou tout est aliéné. Ainsi le système du film est une essoreuse rassemblant les différents éléments (un texte, des acteurs, des décors, des lumières, des plans prolongés, des symboles, un travail…) et le film est le résultat exsangue, comprimé, carbonisé de l’essorage épuisant les différents éléments en les entrechoquant.

Le collectif d’école de cinéma opérant la captation de la pièce américaine traduite au narcissisme fané et complaisant manœuvre un moteur de sophistication théâtrale par les jeux de plateau et les jeux d’acteurs vidant progressivement de sens la pièce. La langue allemande ronronnée en murmures ou déclamée au fouet d’une hystérie contrôlée s’accorde avec l’essorage dans le projet Fassbinder-Ballhaus produisant une sophistication visuelle et un débraillé des corps résistant plus longtemps que le texte et son sens à la fragmentation en miroirs multiples, en éclairages à travers des stores, en ombres anthropophages, en heurts violents de sensibilités et de mondes intérieurs, en grands feux des conflagrations formelles. Sirk couronne le tout et sort le film de l’essoreuse en vedette invitée, en superviseur et éminence grise n’ayant rien à faire, Sphinx à qui un hommage est ouvertement rendu (la calligraphie du carton final). Mais Sirk change tout, transfigure tout vers une glaciation élégante et une distance pétrifiant les rêves, les décors, les émotions en un moment carbonisé à la jonction du littéraire et du physique. Le secret du regard impersonnel du Sphinx permet le mouvement devenant pétrification. L’abstraction est là bien sûr aux confins de l’action et de la pensée mais encore concrète, signifiée par la situation de la pièce quittée par la logeuse laissant le vide autour des personnages, par le mouvement dans le couloir avec le chat ramassé au passage, le joueur d’harmonica, le point de vue du cafard volant…

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